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REVUE

DES

DEUX MONDES

LXXIV» ANNÉE. CINQUIÈME PÉRIODE

TOME XXIV. !•» NOVEMBRE 1904.

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REVUE

DES

DEUX MONDES

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LXXIV ANNÉE. CINQUIÈME PÉRIODE

TOME VINGT-QUATRIÈME

PARIS

BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES

RUE DE l'université, 15

1904

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LES BASTIONS DE L'EST

I. UN PAYS tt WELCHE » SUBMERGÉ

J'ai passé le mois de septembre 1902 chez un ami d'enfance, le comte d'Âoury, dans la Lorraine annexée. C'est sur le triste étang de Lindre, auprès du promontoire boueux les masures de Tarquimpol survivent à la ville romaine de Decem Pagi.

Bien que je sois averti sur un grand nombre de pays fameux, nul ne m'attire davantage que cette région des étangs lorrams. De deux manières, par son délaissement et par sa délicatesse épurée, elle exerce sur mon esprit ime véritable fascination.

Ce qui frappe d'abord sur notre plateau de Lorraine, ce sont les plissemens du terrain: ils se développent sans heurts et s'étendent largement. De grands espaces agricoles, presque tou- jours des herbages, ondulent sans un arbre, puis, çà et là, sur le renflement d'une douce courbe surgit un petit bois carré de chênes, ou quelque mince bouquet de bouleaux. Dans les dé- pressions, l'herbe partout scintille, à cause de l'eau secrète, et l'on voit des groupes de saules argentés. Nulle abondance, mais quel goûtl

La vertu de ce paysage, c'est qu'on n'en peut imaginer qui

soit plus désencombré. Les mouvemens du terrain, qui ne se

^risent jamais, mènent nos sentimens là-bas, au loin, par delà

horizon; ces étendues uniformes d'herbages apaisent, endorment

os irritations; les arbres clairsemés sur le bas ciel bleu semblent

es mots de sympathie qui coupent un demi-sommeil. Enfin Içs

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0 REVUE DES DEUX MONDES.

routes absolument droites, dont les grands peupliers courent à travers le plateau, y mettent une légère solennité. Nul pays ne se prête davantage à une certaine méditation, triste et douce, au repliement sur soi-même. C'est grêle, peut-être, c'est en tout cas d'une élégance morale et d'une précision sensibles à celui qui se choque des gros effets et de Vk peu près.

Mais pourquoi cette atmosphère de désastre qui enveloppe la terre lorraine ? Les arbres y sont penchés, courbés' depuis leur naissance par un vent qui diminue la végétation. On se croirait sur de hauts plateaux, à six cents mètres au moins. Pour résister à ce continuel balayement, les fermes, les chaumières ont été construites basses, écrasées. C'est un consentement de tous les objets à la mélancolie.

Dans cette région, les étangs sont nombreux; on les vide, les pêche et les met en culture toutes les trois, années. Il y en a cinq grands et beaucoup de petits. Leur atmosphère humide ajoute encore ime sensation à cette harmonie générale de si- lence et d'humilité. Leur cuvette n'est point profonde ; çà et là, jusque dans le centre de leur miroir, des roseaux et des joncs émergent, qui forment de bas rideaux ou des îlots de verdure. Sur leurs rives peu nettes et mâchées, l'eau affleure des bois de chênes et de hêtres. Et nulle chesnaie, nulle traie, je dirai mieux tant est frappante la grâce de ces solitudes nulle société féminine ne passe, en douceur et en perfection de goût, ces lisières il y a toutes les variétés de 1 or automnal avec des courbes de branches infiniment émouvantes.

Quand le soleil s'abaisse sur ces déserts d'eaux et de bois, d'où monte une légère odeur de décomposition, je pense avec piété qu'aucun pays ne peut offrir de telles réserves de richesses senti- mentales non exprimées.

Il y a dans ce paysage une sorte de beauté morale, une vertu sans expansion. C'est triste et fort comme le héros malheureux qu'a célébré Vauvenargues. Et les grandes fumées industrielles de Dieuze, qui glissent, au-dessus des arbres d'automne, sur un eicl bas d'un bleu pâle, ne gâtent rien, car on dirait d'une traînée de désespoir sur une conception romanesque de la vie.

La pensée historique qui se dégage de ce plateau lorrain confirme sa triste et puissante poésie. Ici, deux civilisation nationales, l'allemande et la française, prennent contact et riva

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LES BASTIONS DE L EST. 7

lisent; les deux génies, germanique et latin, se disputent pied à pied la possession des territoires et des âmes. Par une chance à la fois détestable et bienheureuse, je vis ma courte vie lorraine précisément dans une période la bataille, sur ce point géogra- phique, est de plus grande conséquence qu'elle ne fut depuis quatorze siècles. Ne dois-je pas bénir le sort qui, me faisant naître sur la pointe demeurée française de ce noble plateau, m'a prédisposé à comprendre, non seulement av^ mon intelligence, mais d'une manière sensible, avec une sorte de volupté triste, lu travail séculaire qui pétrit et repétrit sans trêve ma patrie 1

Quand Rome, obligée de se défendre elle-même, rappela en Italie, au commencement du siècle, les dernières légions du Rhin, l'Alsace devint tout entière la proie des barbares, qui déjà la possédaient en partie, et sur Textréraité orientale du plateau lorrain la langue allemande succéda à la langue latine. Le savant M. Pfister a relevé la frontière linguistique. Elle passe un peu à Test de ce tarquimpol je séjournais durant le mois d'octobre. Avec leurs fosses peu profondes et leurs frêldB roseaux, 1^ étangs firent un obstacle de quatorze siècles à 1^ Germanie. Du VI® siècle jusqu'à la dernière guère franco-allemande, cette limite naturelle des pays deutsch et welche (ce sont les termes locaux) n'a jamais bougé à notre désavantage. Parfois même notre influence politique et morale monta vers TEst plus haut que Rome n'avait jamais atteint. Hélas ! depuis trente années, nous fléchissons. Les populations v^relches qui avaient échappé aux invasions du vi* siècle, et qui, en conséquence, avaient sans interruption parlé latin, et puis français, n'ont pas pu supporter l'annexion de 1871. Elles sont parties en masse dès le principe, et, chaque année, continuent de s'expatrier.

Ce n'est point assez de dire que ce vieux pays celtique et romain se vide de la France : sur de longs espaces, positivement, il devient un désert. Les Allemands, qui se pressent en Alsace, hésitent à s'installer dans cette Lorraine ils se sentent étrangers et perdus. De nombreux villages sont tombés de six cents habitans à trois cents. Et tandis que les industriels amènent des milliers d'ouvriers italiens, voici que les fermiers embauchent des ^^xipes de Polonais.

J'ai pu le bien voir, ce grave dépérissement de la Lorraine lexée, parce que le beau-frère de mon hôte, un jeune homme

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de vingt-cinq ans, grand chauffeur, avait robligeanbe de me promener sur toutes les routes.

A deux lieues de Dieuze, du côté de la France, nous visitions souvent Tantique petite Marsal, qui fut bombardée en 1870.

Rien de plus douloureux au milieu de l'immense plaine que ses murailles à la Vauban, déclassées, mais intactes, et aux- quelles le temps n'a point donné le pittoresque, l'apaisement par le pittoresque qu'il y a par exemple dans une ruine féodale. On n'a pas pris souci de rien démolir ni combler; le gouvernement a vendu l'ensemble des fortifications, moyennant trente mille marks, à la ville, qui les loue comme elle peut pour des jardins et des pâtures. Des poules y courent, un corbeau croasse à deux pas.

De onze cents habitans qu'elle comptait avant la guerre (et dans ce chiffre n'entrait point la garnison), Marsal est tombée à six cents. L'hôtelier avec qui je cause et qui s'est installé dans la « maison du commandant de place, » vient d'acheter pour trois mille marks le « fort d'Orléans, » un énorme corps de bâtiment avec seize hectares dont deux d'étangs. On ne bâtit plus à Marsal, et qu'une maison brûle, on ne la relève pas. De-ci de-là, le long des rues, je vois des ruines recouvertes d'orties. Mais ce qui serre le plus le cœur, c'est peut-'ètre de reconnaître toutes les formes de l'ancienne petite vie française. N'est-ce pas ici la Place d'Armes, avec les débris du carré de tilleuls où, le dimanche, la musique militaire rassemblait la population? J'arrête un petit garçon. Une jolie et intelligente figure du pays messin; beaucoup de douceur, très peu de menton, et la voix grave.

Savez-vous l'allemand? lui dis-je.

Pas beaucoup.

Ne le parlez-vous pas?

Des fois.

Gomme je l'aime ce « des fois d si lorrain! Comme il m'attendrit, ce sage enfant perdu sous le flot allemand, petite main qui dépasse encore quand notre patrie commune s'engloutit.

Tout me crie que la raison deutsche^ en travaillant à détruire ici l'œuvre welche, diminue la civilisation. Et par exemple les édifices militaires français du xviii* siècle, tels qu'on les voit à Marsal, avec leurs façades blanches et graves, avec leurs pro- portions élégantes et naturelles» qu'on les compare aux abomi-

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nables et coûteuses casernes qui, non lom delà, dominent Dieuze: il apparaît jusqu'à l'évidence que cher rAllemand la culture des sens demeure encore barbare..

A Marsal, rien ne parle que de la France : mais une autre Tille dans notre voisinage me fournissait des sensations plus lor- raines. Je veux parler de Fénétrange, aujourd'hui Finstingen.

La sèche Marsal, jadis poste romain et hier poste français, peut être dite une guérite militaire. Elle n'eut jamais d'autre vie que celle des veilleurs étrangers. Mais Fénétrange est vraiment une plante de notre sol. Son activité fut tout indigène. Jus- quen 1791, elle était le chef-lieu d'une seigneurie passablement importante. Aujourd'hui encore, assez allègre et forte dans sa déchéance, elle semble un bon arbre dru, dont les racines, à chaque saison, descellent davantage une vieille pierre tombale écussonnée^

Quand on arrive par la route de PhaIsbourg,| soudain, au milieu des prairies, des saules et des sureaux la Sarre serpente, la dure, la guerrière, l'étrange Fénétrange se dresse comme une tour. Elle garde la discipline de son antique fossé disparu, et, sur les bords sinueux mais très nets du rond qu'elle forme dans ces beaux herbages, on distingue encore, çà et là, domestiquées pour d'humbles usages, les guérites de sa muraille. Le château, bien qu'en pourriture, écrase de sa haute masse tout le pâté confus des maisons; ses fenêtres sont à demi bouchées de briques ignobles, mais leur style Renaissance in- téresse ; ses murs sont lépreux, ils gardent du moins de beaux mouvemens et se renflent comme des poitrines ou des boucliers.

J'aime que morte, cette seigneurie tienne encore debout. Mais je goûte en vacance la volupté de m'attendrir, et si je flâne par uu froid matin d'automne, à l'heure les marteaux reten- tissent sur les cuves de vendange pour assurer les douves et que les chiens aboient leur allégresse de partir pour la chasse, je m enchante surtout que cette petite ville avoue faiblesse des forces dont jadis elle fut si vaine. Au Nord-Ouest, les fortifica- '''>ns de Fénétrange n'ont été touchées que par le temps; sous

ciment qu'il a détaché, apparaissent de misérables pierrailles,

l'on s'assure cpi'un boulet n'eût fait du tout qu'une poussière.

Cette ville, dans son rempart ruineux, c'est une petite vieille

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qui garde trop longtemps une robe de dentelles souillées et déchirées. Les toitures à. hauts pignons de ses tours sont couvertes dp tuiles plates, d'un brun rouge noirci par la mousse ; en s'affais- sant inégalement, elles ont formé les bombemens les plus déli- cats, et Fénétrange semble porter au col ces ruches que les fSmmes tuyautent avec des fers chauds.

J'ai essayé de reconnaître le château : sa cour intérieure de belle proportion est déshonorée par le fumier, et six familles y étalent leur malpropreté. L'élégante chapelle des sires de Féné- trange est devenue l'étable des porcs, et l'agitation de ceux-ci empêcha que je lusse l'épitaphe de ceux-là.

C'est quand il flotte au ciel des lambeaux de nuages violets qu'il fait bon visiter Fénétrange. Cette atmosphère de deuil est fréquente sur cette région de la Sarre, voisine des landes incultes et des pauvres forêts que l'on nomme la Sibérie alsa- cienne.

Mes hôtes allaient souvent chasser, fort loin de Lindre-Basse, aux environs de Nieder-Stinzel. Je les accompagnais b. cause des vestiges qu'on y voit du château de Géroldseck. Ses pauvres pierres n'ont plus de forme ni d'histoire, mais, par la manière dont les encadre un paysage silencieux et triste, elles hyperes- thésient en moi cette rêverie sur l'histoire, cette musique dévie et de mort, cette vue nette de l'écoulement des siècles et de leur «dépendance, qui deviennent toute .mon âme sitôt que je pénètre en Lorraine.

La ruine repose solitaire sur un tapis de verdure, au centre d'une large cuvette, dont les pentes douces portent des vignes et des bois. Les fossés qu'elle a remplis de ses décombres ne font plus qu'une légère dépression circulaire, l'on voit briller Teau comme dans les ornières d'un char. A quelques mètres, l'étroite Sarre coule à pleins bords, au ras de la prairie.

Jamais je ne vins à Géroldseck qu'il n'y eût dans le ciel une traînée de pluie. Les chasseurs partis, je demeurais indéfiniment à écouter cette vaincue, qui peut paraître sans voix et sans mé- moire. On ne sait rien de notable sur cette ruine de frontière. Je (aime comme une belle insensée, comme tels vers insensés qui n'ont pour eux que leur rythme.

Je suis le ténébreux, le veuf, Tinconsolé Le prince d'Aquitaine à la tour abolie...

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LES BASTIONS DE l'eST. \]

Dans ce décor, je me répète que Chopin naquit d'un Lorrain et d'une Polonaise, Hugo d'un Lorrain et d'une Bretonne, Claude Gelée d'une longue suite lorraine. On nous croit l'âme glacée, moqueusfè. C'est qu'on nous juge sur la discrétion de notre cœur. Mais un écrivain, un peintre, un musicien, les plus chargés de poésie qu'il y ait en France, et puis Jeanne d'Arc vivent de nos manières de sentir. Ainsi notre orgueil se satisfait silen- cieusement à reconnaître que notre eau souterraine alimente les plus fameuses nappes de gloire.

Hélas ! quel malheur, si le flot barbare \dent gâter notre mé- lange gallo-romain, et si le juste dosage que l'infiltration germa- nique avait respecté, maintenu pendant quatorze siècles, doit être \ilement chargé de barbarie!

Quand je pense à la tour de Géroldseck, à Fénétrange, à Marsal, à Phalsboui^, petites villes rondes, cernées dans leurs remparts, qui ne sont guère plus hauts que la margelle d'un puits, je les vois vraiment, ces forteresses lorraines, comme dfô puits qui plongent dans le passé. Si loin que j'aille puiser, que ce soit dans la pure cité gallo-romaine ou dans le château* féodal, dans la forteresse de Vauban ou dans la citad-elle fran- çaise du 3ix^ siècle, je trouve le goût latin mêlé d'une propor- tion infime d'allemand. Or, voici qu'on veut empoisonner, combler ces antiques sources de ma race.

n. LÉGITIMITÉ DE LA FAMEUSE MÉFIANCE LOMAINE

J'étais venu à. Lindre-Basse sans un projet précis d'études. Mais après deux semaines que je me prêtais aux mortelles tris- tfôses du paysage, je fus nécessairement conduit à observer la guerre que la France et l'Allemagne, la tradition latine et la tradition germaine, se livrent éternellement dans cette « marche. » Depuis la maison de mes hôtes, je voyais le flot d'outre-Rhin tout envahir et tout ruiner. J'essayai de me soustraire à cette dépression française générale et aussi de sortir du vague, ea ras- semblant des petits faits significatifs.

Au début de l'année 1900, le gouvernement impérial a

'substitué au code civil français, qui régissait depuis un siècle

Alsace-Lorraine (et aussi les pays allemands sur la rive gauche

1 Rhin), un ensemble de dispositions communes désormais à

mte 1 Allemagne. Je me proposai de rechercher si cette nou-

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veauté (qui est à peu de chose près le code prussien) modifierait sensiblement les mœurs, l'orientation, « Tàme, » enfin, des pays annexés.

Mes hôtes me servirent de peu. Âoury aimait le climat, les grandes plaines et la population si fine et raisonnable de sa Lor- raine natale, son esprit réaliste et dégoûté de toute emphase s'accordait, mais la mesure des passeports, pendant une longue suite d'années, l'avait tenu dehors. C'était seulement le second automne qu'il revenait à Lindre-Basse. Il ne connaissait plus l'état des choses, et d'ailleurs il songeait moins à observer qu'à ne pas se faire remarquer. Il ignorait plus qu'on ne saurait croire la langue et les principes des vainqpieurs. Disons-le en passant, cette ignorance commune à tous les Lorrains est l'une des causes qui font leur sujétion plus complète que celle des Alsaciens. Les annexés du pays Messin se croient, bien plus encore que ce n'est exact, livrés au bon plaisir des Allemands. Ils ne savent pas comment résister sur le terrain légal, et de plus, ils éprouvent une répugnance presque exagérée pour tout ce qui leur semble de la bravacherie. A Lindre-Basse on se donnait pour première loi de vivre en bons termes avecleKreis- Director. On n'y trouvait point de difficulté : les administrateurs allemands, par tempérament, sympathisent avec les « classes élevées » et par système, ils se proposent de les gagner à la germanisation. Parfois il fallait loger au chftteau et recevoir à table des officiers en manœuvres. On admirait leur formation aristocratique, en même temps qu'on raillait leur manque général de goût.

 Lindre-Basse, comme dans toute cette Lorraine welche, on vivait exactement la vie provinciale française, qui reçoit de Paris sa principale animation. M"* d'Aoury, bien que née Pro- vençale, était la plus vivante et la plus gracieuse des Parisiennes de vingt-cinq ans. Elle possédait, tout juste pour s'en parer devant les Français qui venaient chasser à Lindre-Basse, le petit vocabulaire sentimental que les journaux et les romans nous fournissent sur les pays annexés. Quant à son mari, qui n'aimait pas la République, il se plaisait à relever devant ses hôtes ce qu'il y a dans l'esprit aristocratique allemand qui favorise les intérêts d'un propriétaire terrien. Ce n'était point qu'il se ralliât le moins du monde à la civilisation germanique, mais, bien au contraire, il était si prisonnier des formules françaises qu'en

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LES BASTIONS DE LEST. 13

Alsace-Lorraine, il continuait son personnage de Français d'op- position : il y cherchait, sans plus, des argumens contre notre démocratie.

J'admis ce point de vue, et je procédai avec méthode. Je me fis introduire chez les notaires de la région; je tâchai de savoir par eux si ce qu on remarque d'abord dans la vie sociale alle- mande et qui fait contraste avec notre orientation démocratique provient seulement du personnel administratif, ou si c'est un esprit saisissable dans les articles même du code.

On sait que le génie démocratique français tend comme à un idéal à Tégalité de fait entre les citoyens. Le code napoléonien poursuit la division à l'infini des propriétés, déracine morale- ment et matériellement nos fils, nous limite à une œuvre viagère et supprime les familles chefs ou, si vous voulez, les influences indigènes. Au contraire, Tart social, selon les Allemands, c'est de fonder, de maintenir et de perpétuer des domaines puissent se former des « autorités sociales. »

Je constatai que les nouveaux maîtres tendent à créer en Alsace, à défaut de nobles qui possèdent des privilèges précis, des notables qui jouissent d'une influence supérieure grâce aux avantages de la fortune. Pour y parvenir, leur nouveau code fortifie la famille et la propriété terrienne. Tandis que la France ne permet que des buts viagers, l'Allemagne cherche à allonger Terslavenir les pensées fortes de ses citoyens. Elle favorise la reconstitution de la grande propriété en organisant les échanges de parcelles entre propriétaires ; elle écoute et respecte, par delà la tombe, la volonté des morts ; elle leur maintient ainsi une puissante activité posthume.

Un Alsacien-Lorrain ne meurt plus, comme il fût mort sous la loi française, en sachant que l'œuvre de sa vie va être détruite. Ni l'individu ni la société n'y trouveraient leur compte. A dé- faut de la liberté absolue de tester, il trouve dans le nouveau code tout un système de libertés. Tandis que la loi française oppose mille difficultés aux fondations d'intérêt public et interdit les fondations d'intérêt privé, en Alsace-Lorraine, désormais, toutes les combinaisons d'ordre privé ou public sont possibles. Sans doute, le Statthalter annulerait une fondation qui distri- erait des primes aux jeunes Alsaciens rejoignant l'armée fran- e. Mais un Alsacien-Lorrain peut prendre telles dispositions il lui plaira pour assurer des dots à ses filles, à ses petites-

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filles et à toute leur suite, pour favoriser ceux de ses descendans mâles qui choisiront une carrière déterminée, pour maintenir son industrie ou sa propriété, pour subventionner telles études ou tels plaisirs qu'il désigne. Il constitue un bien en argent ou en immeubles, il prend des arrangemens qui rendent l'aliénation impossible, il nomme un conseil d'administration, et voilà sa volonté, son activité prolongée par delà sa mort. Il est mort, il agira encore, plaira, déplaira, .{interviendra, fécondera la vie.

Une autre liberté que donne le nouveau code, c'est que par- dessus la tête de ses enfans, TAlsacien- Lorrain peut instituer héri- tiers ses petits-enfans, grevés à leur tour de substitutions fidéi- commissaires au profit de leurs propres enfans. On assure ainsi la permanence de sa propriété familiale pendant trois généra- tions. Puis un arrière-petit-fils, si sa raison le lui conseille, prendra des mesures pour renouveler la substitution. (L'héritier ainsi grevé est propriétaire de la succession, il en jouit, ses droits et ses obligations sont restreints seulement dans la mesure né- cessaire pour assurer les intérêts du substitué. En somme, c'est une position analogue à celle de l'usufruitier.)

On pourrait multiplier les preuves de cet esprit constructeur de la loi allemande, en opposition avec l'esprit niveleur et égali- taire, tranchons le mot, destructeur de notre législation. Tandis que la France défend que l'on reste dans l'indivision plus de cinq ans, l'Allemagne permet de reculer le partage d'une succession à trente années. L'Allemagne donne au père plus de latitude que chez nous pour avantager l'un de ses enfans, ou môme un étranger. En France, une donation faite de son vivant par le père à l'un de ses futurs héritiers ne demeure à celui-ci que jusqu'à concurrence de la quotité disponible au moment de la succession. En Allemagne, cette générosité ne sera pas décomptée, pourvu qu'elle ait précédé de dix ans au moins le décès du père.

Je m'arrête, et je m excuse de mettre ces faits sous les yeux de mes lecteurs. Feront-ils bailler? J'avoue qu'ils m'emplissent d'enthousiasme. Ce sont les moyens d'un magnifique drame, les manœuvres les plus récentes et les plus savantes de la grand bataille germano-latine. Après les généraux, voici les juristes en présence, et vraiment les cartouches de dynamite les plus adroitement placées sont moins redoutables que ces ternes

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article du code, pour faire, sauter la vieille et solide coastruo* lion française en Alsace

Le frère de M""" d'Aoury, M. Pierre Le Souro, me condtiiâaii lui-même dans son aiitomobile. À voir comme il menait vite, n admettant pas que les voituriers ou les troupeaux le retardassent d'oDe seconde, on eût cru que ce jeune homme de vingt-huit ans courait à un plaisir. En réalité, les séances chez les tabellions Tennuyaient. Je pourrais dire qu'elles l'irritaient. Et sur mon étemelle ({uestion : « Pensez-vous, monsieur le notaire, que votre nouveau code puisse entraîner une modification dans les mœurs?... » il ne manquait jamais de couper au court avec un air et sur un ton de chef :

Laissez donc tout cela, mes chers messieurs. La question, c'est simplement de savoir si vos gars sont disposés à prendre lenrs fusils de chasse ou même leurs fourches quand arrivera le coup de chien.

La première fois, il me fit plaisir, car j'aime que les personnes irréfléchies aient du moins un naturel généreux; mais, à la longue, il m'excéda. J'avais déjà tant de mal à desserrer un pen la bouche de mes notaires, triplement cadenassés par la discrétion de leur charge, par la méfiance de leur race, et par lem* prudence de vaincus ! Je fus enchanté quand ce sympa- thique et insupportable casse-cou refusa de passer les portes 11 continuait pourtant de me conduire.

Si je suis reconnaissant à inon compagnon de m'avoir montré le pays à toutes les heures de lautomne et jusque dans les petites Tilles les plus délaissées, je lui ai plus d'obligation encore pour une scène oti il fut absurde, mais qui m'a fait toucher la légi- timité de la fameuse méfiance lorraine . Grâce à Pierre Le Sourd, je sais, ce qui s'appelle savoir, que sur notre pays de marche continuellement écrasé, ce soi-disant défaut est la condition même de notre existence.

Un soir, j'étais à Marsal. Après avoir longuement cause avec le notaire, je regagnai Tauberge. Le Sourd fumait des ciga- rettes, debout, contre le poêle; dans un coin, un jeune homme, penché sur une table, auprès de sa bicyclette, étudiait une carte, demandai à cet étranger quelques renseignemens, non point 16 j'en eusse besoin, mais c'est pour moi, j'avoue cette pueri- ez un plaisir triste et voluptueux, un poésie d'entendre le doux

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accent messin. Malheureusement, mon homme était Alsacien.': Le Sourd* nous interrompit pour savoir si j'avais fait « une bonne récolte. » (Mon Dieu ! comment l'admiration de quelques gardes- chasse peut-elle donner aux! jeunes nobles une si sûre confiance en .eux-mêmes?) Je luirépondis que je venais de me documenter sur la situation des femmes :

Les races du No'rd, ajoutai- je, n'ont pas au même degré que nous l'idée de la supériorité du mâle. Aussi je ne m'étonne point si le nouveau code >► allemand a tâché de favoriser les femmes; mais le curieux, c'est qu'au dire du notaire que je quitte, il aboutit involontairement à les desservir.

Vous tcausiez de femmes I Eh bien! votre tabellion vous a-t-il dit que les Prussiens les font fuir? J'ai battu toute la ville sans rien voir que de vieux.

T- Vous avez raison, observa le jeune Alsacien, les jeunes filles d'ici, qui sont d'ailleurs d'un typa très sympathique, ^it- tent toutes le pays; elles vont chercher des places en France. Le plus souvent, elles commencent par Nancy, d'où elles gagnent Paris.

J'ai remarqué cent fois que Le* Sourd ne peut pas supporter qu'on lui explique quoi que ce soit. Il porte partout une vanité do sportsman. Sur toutes choses, il prétend régler, protéger et tran- cher. — C'est une disposition, d'ailleurs, que l'on peut utiliser pour se faire servir par lui. Entre deux bouffées de cigarette, il décida xjue les jeunes filles lorraines avaient maison de partir.

Grosse question, dit l'Alsacien, car beaucoup d'entre elles glissent nécessairement dans la prostitution.

J'approuvai cette réplique et, sur de 'vagues indices, jugeai que c'était Theure de rompre les chiens. Je sortis une seconde pour avertir le chauffeur d'allumer ses phares. Quand je revins, Le Sourd déclarait, qu'il vaut mieux être une bonne fille à Paris que de faire des enfans prussiens en Alsace-Lorraine, Et comme nous protestions, il nous punit en élargissant encore sa pensée :

J'estime plus, quoi qu'il advienne d'eux par la suite, les pauvres b... qui passent la frontière que les renégats qui, par peur de îa Légion étrangère, portent le casque à pointe.

Le jeune inconnu se leva. Avec une émotion? fort»^; touchante et sans geste ridicule, il dit :

Je suis un bon Alsacien. Dans huit jours, j'entre à la caserne à Strasbourg. Monsieur, je dois vous demander de reti-

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rer les mots de renégat et de peur que vous venez d'employer. J'en avais le cœur^serr^. Moi, dans un cas identique, je ferais toutes les excuses, car je verrais, à la seconde, la bataille de Wœrth, le siège de Strasbourg, la séance du 3 mars de l'As- semblée de Bordeaux, les trente années d'atermoiement de la France... Les .Français ne se sont pas conduits d'une telle ma- nière qu'il leur soit permis de faire un seul reproche à ceux que, pour se dégager, ils ont sacrifiés en^ 1871... Mais Le Sourd n'avait pas d'imagination. Quand nous touchions à \un magnifique cas de conscience, et dans un problème toute une nation était intéressée, il ne pensa qu'à sa personne.

Sachez, dit-il, que sur aucune sommation je n'ai coutume de retirer mes paroles. Ce qui est dit est dit.

Une telle réponse prouve qu'il est plus aisé de connaître les formules de l'honneur que de connaître est Thonneur.

Aucun des deux jeunes gens n'avait de cartes, ils inscrivi- rent leurs noms sur des enveloppes qu'ils échangèrent. Et l'Alsa- cien, par une sorte d'hommage à la supériorité française, en remettant son papier à Le Sourd, me demanda :^

Est-ce bien ainsi, monsieur ?

Ah.! je vous prie de croire que dans , l'automobile, je ne me privai point d'éclairer mon absurde compagnon sur les in- convéniens de cette algarade. En vain me disait-il qu'un Alsacien sous un casque à pointe, c'est pire qu'un Prussien, et que, pour le plaisir d'avoir parlé franc, il était prêt à toutes les conséquences.

Très bien, lui répliquai-je ; mais vous, votre beau-frère et votre sœur, vous serez reconduits à la frontière

Mon ami Aoury était en voyage pour une huitaine de jours. Le temps manquait pour le rappeler, et d'ailleurs une dépêche nécessairement énigmatique l'eût trop inquiété. Parmi les hôtes du château, il n'y avait personne d'utile. Pouvais-je compter sur sa jeune femme, fort intelligente, mais si frivole et qu'une souris fait évanouir?

On dîna tard à Lindre-Basse, ce soir là, car, dès notre arrivée,

je Cs porter un mot à la comtesse, qui s'habillait, pour la prier

de me recevoir immédiatement. Elle vint me rejoindre dans un

alon près de sa chambre. En dépit de ma contrariété, j'éprouvai

> plus vif plaisir à la voir nerveuse, charmante, deux fois inquiète :

e sa coiffure interrompue, plus, peut-être, que de ma démarche.

TOMB XXIV. 1904. 2

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jjS* BEVUE DiSS DEUX MONDES.

Âu moins, monsieur, disait-elle, ce n'est rien qui dôire m'ennuyer ?

Derrière toutes ses grâces et ses puérilités, cette jeune M""" d'Aoury me laissa voir tout de suite la plus solide raison. Elle comprit d'abord quelle mauvaise posture elle aurait devant, son mari si son frère les faisait expulser.

Eh bien ! lui dis-je, votre frère pourrait exprimer ses regrets.

Laissons cela... Votre Allemand, comment l'appelez- vous? (elle lisait la carte : « Paul Ehrmann, étudiant en médecine à rUniversité de Strasbourg ») n'en jaboterait que davantage.

Permettez ! cet Alsacien, quels que soient ses sentimens intimes que j'ignore, est, selon moi, très respectable ; ce n'est pas lui, c'est la France entière qui a signé le traité de Francfort. Allons, les torts viennent de votre frère ! Si Le Sourd étudiait un peu la situation en Alsace-Lorraine...

Elle écarta d'un sourire ma mauvaise humeur et me ramena sur l'essentiel :

Pierre collabore comme il peut à vos études... Ce n'est pas un penseur, que mon frère, c'est un chauffeur... N'essayez pas qu'il comprenne, ni qu'il fasse des excuses; ce serait bien long. Oui, nous sommes ainsi dans la famille. Trois choses me pa- raissent plus faciles : que ces messieurs se battent, que personne n'en sache rien et qu'ils deviennent des amis.

Mais pour se battre, il faut quatre témoins, des médecins, et voilà un secret bien exposé !...

Vous êtes notre ami et M. Ehrmann vous plait... J'ai confiance dans votre diplomatie... Amenez ce jeune homme prendre une tasse de thé avec nous... C'est impossible... Eh bien ! amenez-le se battre dans le parc. Il ne partira pas sans que j'aie tout apaisé.

Nous revoici, lui dis-je, à l'époque d'Homère quand les déesses présidaient d'un nuage aux batailles des héros.

Nous rejoignîmes les hôtes du château qui avaient refusé de se mettre à table sans la maîtresse de maison. Elle échangea quelques paroles avec son frère; d'abord elle le grondait, mais visiblement elle ne tarda guère à l'admirer. Ils m'appelèrent. Il me dit avec gentillesse qu'il se rangeait à tout ce qu'elle et moi nous déciderions, sous réserve qu'il ne ferait pas d'excusea.

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Bien que son absence d'imagination représentative continuât de me choquer, je Taimais, ce gros égoïste en smoking, parce que/ tel quel, il était le frère de cette habile et noble petite créature dont le visage lumineux ne se troublait point sur un bruit d'épées.

Cependant, deux heures après, en pleine nuit et par quelle humidité, quand je filai en automobile, cette fois seul avec le mécanicien, pour relancer à Fénétrange le jeune M. Ehrmann, je pestais contre cette corvée du hasard. Quelle dure inintelligence des autres êtres, tout de même, chez Le Sourd et chez sa sœur I Pas un instant, ils n'ont pris en considération la dignité propre de M. Ehrmann si odieusement froissée. A peine ai- je pu ob- tenir qu'ils le nommassent sans mépris. Mon déplaisir, qui avait la qualité douloureuse du remords, augmenta, quand les yeux encore pleins des lumières, de la chaleur et de l'aimable ani- mation de Lindre-Basse, j'arrivai dans la pauvre auberge ce devait être si dur d'être seul à remâcher une injure. .

Il était près de dix heures. M. Ehrmann était remonté dans sa chambre. L'aubergiste s'assura depuis la rue que son hôte avait encore de la lumière et lui porta ma carte avec deux mots. M. Ehrmann ne me fit pas attendre.

Mes premiers mots, nécessairement fort mesurés, furent pour lui marquer, ce qu'il avait pu entrevoir, que je ne m'associais pas aux sentimens de mon jeune compagnon. Du ton le plus digne, il me répondit que la manière de voir, exprimée par M. Le Sourd, était par certains côtés généreuse, mais qu'elle supposait une grande ignorance de l'état des choses en Alsace-*Lorraine.

J'ai bien reconnu, me dit-il, l'esprit qu'entretiennent en France les Alsaciens qui ont opté.

Il s'arrêta. J'auï>ais voulu qu'il complétât sa pensée. Son cœur était-il donc allemand ou français? Je ne parvins pas à le démêler. Nous nous assîmes au café ; il se taisait et m'attendait, accoudé tout près de moi sur une table. Je repris à voix basse à cause des buveurs qui nous entouraient.

Je ne viens pas au nom de M. Le Sourd. Et s'il avait l'idée de me remettre ses intérêts, je puis vous dire que je déclinerais sa confiance. Mais je vois de grands inconvéniens à ce qpi'une telle affaire, plus pénible au reste que grave, ait des suites.

Permettez ! me dit-il, et ses yeux avaient l'éclat fort de la jeunesse et de la volonté. Si l'on est traité de lâche et que

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l'on ne relève pas Tinjure, Tinsulleur, les tiers et Tinsulté lui- même peuvent croire que c'est lâcheté. Monsieur, j'ai droit à une rencontre sérieuse ou à des excuses. Et si j'avais à choisir, je préférerais une rencontre.

Je m'inclinai.

Vos témoins exposeront votre revendication. Vous trou- verez devant vous un galant homme. Mais précisément parce que l'on vous tient pour tel, je n'hésite point (c'est le but de ma visite) à vous demander un véritable service. Un service, non pas pour votre adversaire, qui se débrouillera, mais pour une femme et paur moi-même. Le comte et la comtesse d'Aoury, de qui je suis l'hôte, sont très attachés à leur Lorraine. C'est un sentiment que vous comprenez. Que les propos de leur beau-frère soient connus, leur expulsion en sera la suite. La mienne aussi, j'imagine. Si mon ami Aoury n'était pas absent, c'est lui qui vous adresserait la demande que je vous soumets au nom de sa jeune femme : couvrez d'un prétexte votre que- relle avec M. Le Sourd. Tâchez que rien ne transpire du carac- tère exact de cette scène. Il est facile d'Inventer une fable. Dans beaucoup de cas, deux adversaires font cet accord.

M. Ehrmann n'était préoccupé que d'être correct et de forcer l'estime. Avec cette magnifique confiance qui réussit assez bien aux jeunes gens, mais à quoi, passé la vingt-sixième année, nowB sommes presque toujours contraints de renoncer, il se mit entièrement dans mes mains.

Nous convînmes, à voix basse, qu'il allait se procurer deux témoins d'une discrétion certaine, et que, dans deux jours, il arriverait vers les dix heures du matin au château de Lindre- Basse, il serait mon hôte, pour que d'une manière ou de l'autre on y réglât cette fâcheuse histoire.

m.

UNE PARISIENNE EN ALSACE-LORRAINE

Deux jours se passèrent à Lindre-Basse sans que personne, en dehors de M"' d'Aoury, eût un soupçon de l'aventure. Le Sourd ramena, lui-même, de Nancy des épées, des pistolets et deux jeunes Parisiens accourus pour lui servir de témoins. C'est à Nancy également, que nous prîmes le médecin, car il eût été malhonnête de compromettre dans cette affaire aucune personne du pays annexé.

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Le mercredi matin, réunis tous quatre au tour d'un feu de bois dans un salon du rez-de-chaussée, nous attendions M. Ehrmann qu'une voiture du château était allée attendre à la gare. Heureux dime bataille, Le Sourd et ses deux témoins s'ébrouaient comme s ils étaient nés pour mordre et pour déchirer; ils s'amusaient à se porter à tour de rôle dans leurs bras et faisaient mine de se jeter par la fenêtre.

Pierre, disaient-ils, j'espère que tu vas lui donner un joli coup d'épée à ton Allemand querelleur.

Je fus enchanté, quand le bruit des roues sur le gravier du parc les interrompit.

Selon le désir de M"** d'Aoury, je reçus au perron M. Ehr- mann. A ma grande surprise, il n'avait avec lui qu'un seul ami. Il me le présenta.

M, le docteur Werner... Le second témoin sur qui je comp- tais, est depuis deux jours dans la montagne ; on n'a pas pu le rejoindre... Vous vouliez le secret, je n'ose m'adresser à per- somie d'autre... En Alsace-Lorraine, c'est une des tristesses, nous sommes ob]im>s de nous défier. Mais vous avez bien, ici, quelque jardinier sûr, un ancien soldat...

Pardon ! lui dis-je, c'est pour moi que vous vous êtes mis dans cet embarras ; si vous y consentez, j'aurai l'honneur de vous assister.

Je conduisis M. Ehrmann dans ma chambre, et les quatre témoins se réunirent.

Quand les chances étaient déjà fort minces pour une solution pacifique, une circonstance vint tout aggraver. Les témoins de Le Sourd déclaraient que leur ami n'avait pas pu vouloir offenser M. Ehrmann, dont il ignorait la situation militaire; qu'il s'était borné à formuler une opinion générale, la sienne, c'est vrai... Là-dessus, M. Werner interrompit. Il s'écria